CHAPITRE X

Les sirènes continuèrent d’ululer pendant que les pirates descendaient sur Élysée en décélérant. Les vaisseaux de la « Flotte » n’avaient envoyé aucun message et, à la lumière de ce qui était en train de se passer, cette seule lacune suffisait amplement à éclairer leurs véritables desseins.

Assis dans son central de communications, le gouverneur regardait son état-major organiser et coordonner la mobilisation d’Élysée. Ses milices rassemblaient certes les troupes avec une célérité gratifiante, mais il ne les avait levées que pour remonter le moral de la population et prouver qu’il faisait « quelque chose » ; il n’aurait jamais imaginé devoir un jour faire appel à elles, et tout le reste de ses plans méticuleux était un vrai foutoir. Les centres d’évacuation ressemblaient déjà à des asiles de fous et le crépitement, à l’arrière-plan, des rapports adressés par leurs directeurs devenaient chaque seconde plus frénétique.

Un écran réservé s’alluma et le major Von Hamel, plus haut gradé de l’infanterie spatiale d’Élysée, le regarda dans les yeux et salua. En dépit de la tension qui habitait les siens, son regard était ferme et il portait déjà sa cuirasse de combat.

« Gouverneur. Mes gens regagnent le poste de combat qui leur a été assigné. Nous devrions être prêts bien avant que ces brigands ne larguent leurs navettes.

— Parfait. » Le gouverneur avait bien tenté d’y mettre un peu d’enthousiasme, mais, tout comme Von Hamel, il savait que les chances des fusiliers étaient minces.

« Le colonel Ivanov de la milice m’annonce que ses gens sont un peu en retard sur leur horaire, mais je prévois qu’ils seront parés au moment où l’on frappera leurs périmètres de sécurité respectifs. » Le gouverneur, cette fois, se contenta d’opiner. Von Hamel lui-même, qui avait pourtant fermement soutenu depuis le début ce projet de création d’une milice, avait le plus grand mal à en parler avec assurance, et il se pencha un peu plus sur son enregistreur : « Gouverneur, j’ai entendu de bien curieux bruits sur ce croiseur et…

— Ils sont vrais, le coupa le gouverneur avec morosité et le visage de Von Hamel se crispa légèrement. Le contrôle orbital a confirmé qu’il avait été construit par la Flotte et nous avons capté une transmission de dernière minute de l’Hermès juste avant que cette corvette n’explose. Elle avait clairement identifié en lui le HMS Poltava. Selon les archives, il aurait été envoyé à la casse il y a vingt-deux mois ; elles se trompent manifestement.

— Merde ! » Le gouverneur, ordinairement très à cheval sur le protocole, ne fronça même pas les sourcils en entendant sacrer Von Hamel. « Ça signifie que ces autres salopards, eux aussi, ont très certainement été conçus par la Flotte… et dotés d’une très réelle unité de débarquement. » Le major réfléchissait tout haut, l’œil plus sombre que jamais. « Nous ne pourrons jamais tenir la capitale contre cette agression, et ils disposent d’assez de puissance de feu orbitale pour balayer toute position fixe. Je crains fort que Thermopyles ne soit notre seule option, monsieur.

— D’accord. Nous tentons déjà d’évacuer, mais nous nous attendions à six heures de battement. Nous ne pourrons pas en faire sortir beaucoup.

— Je m’efforcerai de vous gagner le plus de temps possible, monsieur, lui affirma Von Hamel, et le gouverneur le remercia d’un hochement de tête.

— Compris, major. Dieu vous garde.

— Vous aussi, monsieur. Nous en aurons bien besoin tous deux. »

 

Le contre-amiral Howell observait son écran, le regard rivé sur le drone FRAPS qui s’enfuyait, tandis que ses vaisseaux s’inscrivaient en orbite d’attaque et que leurs batteries à énergie s’employaient systématiquement à éliminer toutes les installations orbitales pour effacer tout enregistrement de leurs signatures. Un remous, relayé par la connexion cybersynth de Rendleman et signalant que les navettes d’assaut étaient parées, murmurait à l’arrière-plan de son cerveau, mais Howell ne nourrissait aucune inquiétude sur cette phase de l’opération. Il savait tout de la milice d’Élysée, et, depuis le tout début, Alexsov et lui avaient prévu que les défenseurs seraient contraints de se replier sur Thermopyles. C’était le seul détail à peu près cohérent de leurs plans d’urgence.

Il se surprit à porter la main à sa bouche et la baissa avant de se ronger les ongles. Le drone avait désormais atteint quatre-vingt-dix pour cent de la vitesse de la lumière ; leur signal ne disposait plus que de trois minutes pour le rattraper avant qu’il ne passe dans le vortex, et ce serait juste. À condition, bien entendu, que cela serve à quelque chose. S’ils avaient été verrouillés… Seigneur, il détestait vraiment ces attentes ! Mais il ne pouvait en aucun cas en raccourcir le délai et il se tourna résolument vers l’image holographique de la planète pour essayer de penser à autre chose… à n’importe quoi d’autre.

Thermopyles allait foutrement compliquer les choses. Bien qu’Élysée fît partie depuis douze ans des mondes incorporés, avec une représentation directe au Sénat, sa population atteignait à peine trente millions d’âmes… à la fois trop importante pour un raid total comme celui sur le monde de Mathison et trop faible pour présenter des concentrations financières et industrielles permettant de ramasser facilement ses richesses. Un seul élément en faisait une cible correcte : le centre de recherches biologiques du génie génétique, le GénGén. Tous les secrets du consortium biomédical de pointe de l’Empire patientaient dans les banques de données de ce centre. Tel était le véritable trésor d’Élysée : une cargaison qui pourrait permettre à Howell de s’offrir deux escadrons, mais avec un si faible encombrement qu’un seul vaisseau suffirait à l’exporter.

Or le siège du GénGén se dressait au centre de la capitale de la planète. Ce n’était pas une très grande ville – un peu plus d’un million d’habitants –, mais les zones construites risquaient de provoquer des pertes douloureuses, et les défenseurs devaient connaître son objectif principal. C’était précisément pour cette raison que Thermopyles s’était imposé à eux pour y concentrer leurs défenses du centre de recherches du Génie génétique : il ne pourrait pas, pour soutenir ses éléments au sol, s’y servir d’armes lourdes sans risquer de détruire les données qu’il était venu dérober.

Ça allait donc être très violent, surtout pour les civils de la capitale, mais ça participait aussi de son plan de mission : un effroi maximal. Une campagne de terreur menée contre l’Empire lui-même. À une certaine époque, James Howell aurait donné sa vie pour arrêter quiconque aurait eu assez d’estomac pour monter une telle opération.

Il se mordit la lèvre, en se maudissant de se torturer ainsi l’esprit en de pareils moments. Le passé est le passé, ce qui est fait est fait, et l’objectif ultime valait bien qu’on…

« Je l’ai eu, nom de Dieu ! »

En entendant le cri d’exultation de Rendleman, Howell releva brusquement la tête et une lueur de gaieté pétilla brièvement dans ses yeux quand il prit conscience qu’il avait parfaitement réussi à détourner ses pensées du drone. Mais le petit point bleu avait disparu et il laissa fuser un profond soupir de soulagement.

« Entamons la phase deux », déclara-t-il à voix basse.

 

Le gouverneur fixa son officier d’observation. « Mais… comment ? Il était déjà hors de portée, à plus de quinze minutes-lumière !

— Je n’en sais rien. Hors de portée d’un rayon, sans doute, et aucun de leurs missiles n’aurait pu le rattraper. C’est comme si… » La voix de l’officier se brisa et ses traits s’affaissèrent soudain, exprimant tout à la fois amertume, compréhension et mépris pour sa propre personne.

« Le code de destruction ! » Elle se frappa violemment la tempe du poing. « Quelle idiote ! Quelle idiote ! J’aurais dû deviner ce qui était arrivé au drone de l’Hermès ! Comment ai-je pu me montrer aussi stupide ?

— De quoi parlez-vous, lieutenant ? demanda le gouverneur tandis qu’elle s’efforçait de se reprendre.

— Je savais qu’ils avaient éliminé le drone de l’Hermès, mais j’ai présumé – présumé – qu’ils s’étaient servis de leurs armes. Ce n’est pas le cas. Ils ont utilisé une directive d’autodestruction de la Flotte pour lui ordonner de se suicider.

— Mais c’est impossible ! Ils n’auraient jamais pu…

— Oh que si, gouverneur. » Le lieutenant se tourna carrément vers lui, la voix rauque. « Ce ne sont pas seulement des vaisseaux construits par la Flotte. Je croyais que quelques salopards des rebuts avaient écoulé deux ou trois coques en douce – Dieu sait qu’elles méritent mieux que la récup’, même dépouillées –, mais ils disposaient également des bases de données complètes de la Flotte… et des dossiers sécurisés.

— Dieu du ciel ! » souffla le gouverneur en s’effondrant dans son fauteuil, les mains tremblantes ; il mesurait brusquement l’ampleur de la trahison colossale que sous-entendait cette déclaration.

— Exactement. Et, à cause de ma sottise – de ma stupidité –, il ne nous reste plus un seul drone pour l’annoncer. »

 

Les navettes d’assaut fendaient le ciel nocturne d’Élysée vers la surface. Les pirates avaient pris soin de laisser les Bengale prendre la tête de la première vague, renforcés par les Léopard, certes plus anciens mais toujours mortellement dangereux. Une poignée de missiles des défenses locales monta à leur rencontre et deux navettes malchanceuses disparurent, frappées de plein fouet.

Ce fut le seul coup de chance des défenseurs. Les bâtiments d’assaut impériaux étaient conçus pour attaquer des bases au sol lourdement armées. Et le pitoyable armement d’Élysée n’était que pipi de chat en comparaison. Des missiles à haute vélocité, uniquement mus par leur énergie cinétique acquise à dix pour cent de la vitesse de la lumière, ripostèrent en hurlant, et des boules de feu de plusieurs kilotonnes annihilèrent les rampes de lancement.

D’autres les suivirent qui, froidement calculateurs, visaient les centres d’évacuation et la résidence du gouverneur. De nouvelles flammes déchirèrent les ténèbres et le major Von Hamel jura, vouant aux gémonies, corps et âme, ceux qui avaient organisé ce massacre. Ce n’était pas une attaque… c’était un carnage. La pure et simple extermination de civils par des gens qui savaient où étaient installés les centres d’évacuation. Le gouverneur et lui n’avaient sauvé personne ; ils avaient simplement concentré tout le monde dans des cibles plus commodes et facilité ainsi l’hécatombe.

Mais pourquoi ? Von Hamel avait sans doute lu les rapports sur les autres raids, mais ceux-là n’étaient rien comparés à celui d’aujourd’hui, et ça n’avait aucun sens. Exiger leur reddition pour s’épargner ce carnage aurait été raisonnable. Pas ça.

D’autres ondes de choc terrifiantes secouèrent le sol et il se mit à aboyer des ordres. Le gouverneur mort, il se retrouvait livré à lui-même, et il ne servait plus à rien, désormais, d’organiser un repli en ordre. Les civils qu’il avait espéré protéger étaient décimés et il ordonna à ses hommes de regagner au pas de course leur périmètre intérieur.

 

Howell regardait les lumières gangréneuses ronger voracement des pans entiers de l’hologramme de la ville ; il partageait en partie l’écœurement de Von Hamel. Mais, de toute façon, les gens qu’hébergeaient ces centres n’auraient survécu que quelques heures, quoi qu’il arrivât, et la panique provoquée par ces frappes aurait au moins le mérite de gêner la coordination des défenseurs. Tout ce qui pouvait diminuer ses propres pertes en valait la peine, se persuada-t-il… surtout s’il s’agissait de tuer des gens, qui, tout simplement, n’avaient pas encore compris qu’ils étaient déjà morts.

 

La première vague de navettes atterrit et des silhouettes cuirassées se déversèrent par leurs rampes. Les armures de combat à haute énergie scintillaient à la lumière infernale des incendies de la ville, tandis que les équipes d’assaut se formaient et s’enfonçaient vers son cœur.

Le major Von Hamel contemplait son hologramme tactique et toute peur l’avait quitté. La fureur brasillait encore dans ses veines, mais elle-même était réprimée, ensevelie sous une couche de concentration glaciale. Ses hommes et lui étaient des fusiliers spatiaux, le fruit d’une tradition de quatre siècles, et eux seuls se dressaient dorénavant entre une ville et ses assassins. Ils ne pourraient peut-être pas les arrêter, et tous en étaient conscients… tout comme ils savaient qu’ils mourraient en essayant.

Ces fumiers montaient à l’assaut selon une vague concentrique, dans l’espoir de submerger ses hommes dès la première ruée, et leurs trajectoires d’attaque les menaient tout droit sur ses positions de défense d’origine. Il les regarda s’approcher en dénudant les dents ; ça ne le surprenait guère, compte tenu de la précision avec laquelle avaient été effacés les centres d’évacuation. Ils détenaient sûrement des informations détaillées sur tout le système de défense d’Élysée, mais au moins ignoraient-ils une chose : pratiquement tous ses hommes avaient été réaffectés à d’autres positions à la suite des manœuvres tactiques de la semaine passée. Il tapota les touches de sa connexion stratégique centrale.

« Ne tirez pas. Je répète, toutes les unités attendent mon ordre pour tirer. »

D’autres navettes striaient le ciel vers le sol, sondées par ses senseurs tactiques dès qu’elles atterrissaient, et son visage se crispa. Elles n’étaient pas destinées à l’assaut, mais à transporter de lourdes cargaisons, et, si prématurément, leur présence ne trouvait avoir qu’une seule signification : les pirates allaient faire donner des unités lourdement blindées.

 

Les équipes d’assaut convergeaient vers les points forts de la défense en faisant montre d’une prudente assurance. Les rapports circulaient du front vers l’arrière et vice-versa, tandis que les premiers blindés débarquaient des navettes et commençaient de progresser. Nul ne s’attendait, bien sûr, à ce que cette bataille fut une promenade – pas contre des fusiliers impériaux –, mais, connaître avec précision les positions de l’ennemi en faisait plus un exercice à balles réelles qu’un véritable combat.

 

Von Hamel consulta son écran holographique. Les fers de lance du raid avaient d’ores et déjà pénétré son périmètre en une douzaine de points, et, si ses hommes ne se trouvaient pas exactement là où les pirates s’attendaient à les débusquer, ils n’en étaient pas non plus très loin. Le nombre des positions susceptibles de couvrir les mêmes itinéraires d’accès était limité.

Une colonne d’envahisseurs se dirigeait vers son propre QG, tentacule de mort s’enfonçant vers le cœur de la cité dévastée, et il ramassa son fusil. Son état-major et lui-même disposaient de trop peu d’hommes pour qu’il s’abstînt de faire le coup de feu.

Il souleva son arme lourde – un « fusil » de trente millimètres que seul un homme doté des « muscles » de l’exosquelette d’une cuirasse de combat pouvait manier. Il était chargé de projectiles perforants décalibrés hyper rapides à fléchettes au tungstène, quatre fois plus lourds que ceux des fusils qui armaient les fantassins non cuirassés, et il le glissa avec précaution sur le rebord du toit du bâtiment administratif.

« Feu ! » aboya-t-il.

 

La progression bien ordonnée se disloqua, virant au chaos.

Les pirates mouraient en hurlant sous une pluie de tungstène à haute vélocité. Deux cents fusils – qui, à part leur nom, avaient tout de mitrailleuses – rafalaient presque à bout portant – et une cuirasse de combat elle-même ne pouvait arrêter un tel feu. Des projectiles pénétrants de quinze millimètres les fauchaient comme autant de poupées déchiquetées, tandis que les lance missiles des équipes de soutien les arrosaient de grenades plasma et d’obus à charge explosive ; le soigneux briefing du capitaine Alexsov avait viré au piège mortel. Les pirates avaient su où se trouvaient les défenseurs, et leurs hommes de pointe comme ceux de flanc payaient à présent leur trop grande assurance.

Mais même ainsi pris par surprise, ils disposaient encore d’assez de puissance de feu pour vaincre l’ennemi. Ce qui leur manquait désormais, c’était la volonté. Ils n’essayèrent même pas de riposter ; ils se contentèrent de s’enfuir en ordre dispersé, criblés par ce mortel déluge de feu, jusqu’à ce qu’ils fussent enfin hors de portée.

 

« Regroupez-vous ! Rejoignez la position gamma. Je répète : position gamma. »

Les hommes de Von Hamel réagirent instantanément en dégageant les positions que leur attaque avait trahies, et, cette fois, la fumée, la pagaille et la panique jouèrent en leur faveur. L’autre camp était parfaitement incapable de les repérer dans un tel chaos quand ils eurent regagné leurs nouveaux postes de combat.

Ils ont bien travaillé, se dit Von Hamel. Seule une demi-douzaine de balises de ses fusiliers s’étaient éteintes et les pirates avaient été violemment malmenés.

Mais ils ne bénéficieraient plus d’une pareille occasion. L’adversaire ne connaissait sans doute pas les positions exactes de ses hommes, mais il n’ignorait rien de son plan de bataille général. Ils n’allaient certainement pas débouler de nouveau la fleur au fusil, et ils disposaient du renfort de ces foutus blindés, sans rien dire de leurs navettes d’assaut.

 

Howell scrutait le visage d’Alexsov à mesure que les rapports se succédaient. Un autre aurait sans doute blasphémé. Ou, à tout au moins, réagi. Alexsov, lui, se contentait de serrer les dents tout on essayant de démêler l’écheveau.

Le contre-amiral détourna le regard ; bien qu’il fût physiologiquement incapable de le comprendre, le calme d’Alexsov était le bienvenu. Ses yeux balayèrent son poste de commandement et il fronça les sourcils. Le capitaine Watanabe, assis dans le fauteuil de l’officier d’artillerie en second, raide comme un piquet, la sueur au front et le visage livide, fixait les incendies qui ravageaient la ville enténébrée.

Howell tourna la tête pour chercher Rachel Shu des yeux et la trouva ; elle aussi observait Watanabe, les yeux étrécis.

 

Une aube voilée de fumée, souillée de cendres et puant la chair brûlée peignit enfin le ciel.

Le major Von Hamel ne s’était pas attendu à voir le soleil lever et, à présent, il en mourait d’envie, plus qu’il n’avait jamais rien désiré au monde, car il savait qu’il ne le verrait pas se coucher. Ce n’était pas la peur qui palpitait en lui, mais une satisfaction morose, vindicative. Ce qui restait de son bataillon – tout juste un peu plus d’une compagnie – et lui-même s’étaient retirés, sur leurs positions finales et les rues, derrière eux, étaient jonchées de cadavres. D’un nombre bien trop grand de ses hommes et de beaucoup trop de civils, mais aussi de plus de six cent pirates et de neuf blindés éventrés. Son groupe de défense aérienne avait même ajouté trois Bengale au carnage, car, si près du siège du GénGén, l’ennemi n’osait pas se servir de ses armes nucléaires. Il devait marmiter pour descendre ses fantassins, donc se mettre à leur portée ce faisant.

Néanmoins, la fin était proche. Seul l’étroit contrôle tactique qu’il avait réussi à préserver avait permis de la retarder jusque-là, mais ses munitions s’épuisaient et il avait fait donner ses dernières réserves. Ses troupes étaient par trop éparpillées pour contenir un nouvel assaut résolu, et, quand le dernier périmètre serait enfoncé, ce contrôle partirait en fumée, cédant le pas à un immonde combat au corps à corps, de pièce en pièce, qui pouvait connaître qu’un seul dénouement.

Il en était conscient. Et il avait aussi compris autre chose durant cette nuit de cauchemar. Ces hommes n’étaient pas des pirates. Il ignorait ce qu’ils pouvaient bien être, mais aucun chef pirate n’aurait poursuivi un assaut aussi furieux ni accepté de pertes aussi drastiques, et, s’il avait insisté, ses hommes se seraient mutinés. Ces gens visaient un autre dessein, et le carnage qu’ils avaient infligé aux centres d’évacuation confirmait encore cette terrible certitude.

Ils allaient détruire la ville. L’effacer de la surface d’Élysée, qu’ils remportent ou non leur trophée. Ça participait de leur stratégie, et ça recouvrait bien davantage que le seul sadisme brutal. Von Hamel était trop épuisé pour réfléchir clairement, mais tout portait à croire qu’il leur fallait éliminer tous les témoins pour protéger un secret.

Il n’avait aucune idée de la nature de ce secret ; peu importait, au demeurant. Aucun de ses hommes ne se rendrait à ces bouchers qui avaient violenté et torturé Mawli, Brigadoon et le monde de Mathison, et la protection de la banque de données du GénGén n’était plus un enjeu.

Il s’étendit sur une terrasse, fixa le ciel enfumé et attendit.

 

« Très bien. » Alexsov lui-même avait l’air vidé et Howell peinait à croire à leurs pertes. Le chef d’état-major regardait droit dans les yeux l’image du commandant au sol sur l’écran, et l’amiral put y lire une atroce fatigue. Howell crevait d’envie de renoncer – le seul remplacement de ses pertes au sol exigerait déjà des mois. Et, après tout, se souvint-il avec lassitude, quoi qu’il arrivât, ils avaient atteint leur premier objectif : l’annonce du désastre d’Élysée allait secouer l’Empire jusque dans ses fondations.

« Un tout dernier effort et vous entrez. D’accord ? s’enquit Alexsov.

— D’accord, répondit son subordonné d’une voix sans force et le chef d’état-major hocha la tête.

— Alors, remuez-vous le cul, colonel. »

 

Von Hamel perçut un crescendo subit dans le crépitement des tirs quand les blindés avancèrent. Ses soldats ripostaient fébrilement, mais ils commençaient à manquer de missiles antichars et ils étaient trop clairsemés ; un vrai crève-cœur. Les balises s’évanouissaient de son écran à une vitesse effroyable, et il l’éteignit avec un soupir.

Il se redressa sur son séant, contempla le ciel en se démanchant le cou, et, tandis qu’il prêtait l’oreille au tonnerre, les larmes se mirent à ruisseler sur ses joues. Il ne pleurait pas sur lui même mais sur ses hommes. Pour tout ce qu’ils avaient fait et donnés d’eux-mêmes, dont personne ne saurait jamais rien.

Son périmètre finit par se briser au sud. Il ne s’effondra pas ni ne céda, mais mourut tout bonnement avec les hommes et les femmes qui le tenaient, et les assaillants se précipitèrent en hurlant dans la brèche, tandis que le soleil étendait un bras flamboyant au-dessus de la ligne brisée des tours. Von Hamel le fixa, s’imprégna de sa beauté et appuya sur le bouton.

 

L’amiral Howell, en état de choc, regarda s’épanouir le globe de feu au centre de la ville. Il gonflait et montait vers le ciel sous ses yeux, balayant le GénGén et tout ce qu’il était venu dérobes en même temps qu’il engloutissait, tel un dragon de quelque mythe terrien, la moitié de ses troupes au sol.

« Malédiction. » C’était Alexsov, la voix plate et presque indifférente ; Howell l’aurait volontiers incendié, mais il s’en abstint. À quoi bon ?

« Récupérez le groupe d’assaut, ordonna-t-il à Rendleman.

— Oui, amiral. Dois-je me redéployer sur les objectifs secondaires ?

— Non. » Howell regardait la boule de feu s’estomper. Sidérant à quel point elle avait peu affecté la ville. Ceux qui avaient posé ces charges savaient ce qu’ils faisaient. « Non, je ne veut pas. Nous avons assez perdu de gens pour cette nuit et il y encore cette foutue milice. On va stopper l’hémorragie.

— Bien, amiral. »

Howell se rejeta en arrière en se massant les yeux. Cette charge suicidaire n’avait jamais fait partie de Thermopyles Quelqu’un, en bas, aurait-il compris la vérité ?

« Passez à la phase quatre », ordonna-t-il calmement.

 

Les navettes décollèrent avec moins d’un tiers du personnel qu’elles avaient débarqué. Leurs vaisseaux mères les récupérèrent et les rescapés des équipes au sol remirent pied à bord en titubant, sonnés par le carnage et le chaos de leur « promenade ». C’était la première fois qu’ils échouaient et Howell s’efforça de masquer la crainte que lui inspiraient les conséquences de cet échec. Non pas pour lui-même ; Contrôle n’aurait pas à se plaindre de l’effet de l’opération, et il avait toujours été plus facile de débrouiller de la chair à canon et un matériel de surface que des vaisseaux stellaires.

Non, ce qu’il redoutait surtout, c’était l’effet qu’il produirait sur ses hommes. Sur leur moral. Comment le prendraient-ils ? Il savait déjà que Contrôle, dans un avenir immédiat, devrait attaquer à des cibles moins bien défendues. Les nouvelles recrues seraient par trop nombreuses et les vétérans auraient besoin de participer à des opérations plus faciles pour reprendre confiance.

Il croisa les mains sur les genoux et contempla avec morosité l’image holographique d’Élysée. Il était largement temps d’en finir ici et il se tourna vers l’officier d’artillerie.

« Sommes-nous prêts à exécuter la phase quatre, capitaine Rahman ?

— Oui, amiral. Les cibles des missiles sont acquises et verrouillées.

— Très bien. » Howell scruta le visage de son interlocuteur. Il n’était pas exactement serein, mais, en tout cas, impavide et décidé. Le capitaine Watanabe, d’un autre côté…

L’amiral se tourna vers lui : l’officier était blême et suait à grosses gouttes, et Howell soupira en son for intérieur. Il craignait cette réaction depuis qu’Alexsov lui avait fait part de ses doutes quant à la fiabilité de Watanabe. « Procédez à la phase quatre, capitaine Watanabe », ordonna-t-il très calmement.

Watanabe sursauta et son visage se contorsionna. Il fixa son supérieur puis reporta son regard sur la console et les codes désignant ses cibles : les autres villes d’Élysée.

« Je…

— Je vous ai donné un ordre, capitaine, lâcha Howell en darda ni le regard sur Rachel Shu par-dessus l’épaule de Watanabe.

« Je vous en prie, amiral, chuchota Watanabe. Je… Je ne…

— Vous refusez de l’exécuter ? » Au ton empreint de quasi-commisération que trahissait la voix d’Howell, le capitaine releva vivement les yeux. « C’est compréhensible, capitaine, mais vous faites partie de mes officiers. À ce titre, vous n’avez ni le loisir d’y réfléchir à deux fois ni celui de déterminer à quels ordres vous acceptez d’obtempérer. Vous m’avez bien compris, capitaine Watanabe ? »

Le silence s’installa dans le poste de commandement et Watanabe ferma les yeux puis se leva et arracha de ses tempes le casque de la synthconnexion.

« Désolé, amiral. » Sa voix était rauque. « Je ne peux pas. J’en suis tout bonnement incapable.

— Je vois. Navré de l’apprendre », répondit doucement Howell en faisant un signe de tête à Rachel Shu.

Le rayon émeraude crépita à travers la passerelle. Il cueillit Watanabe précisément à la base du crâne, et son corps s’arqua spasmodiquement, comme sous la torture. Mais c’était le réflexe d’un homme mort… une pure réaction musculaire, sans plus.

Le cadavre continua de se tortiller sur le pont. Quelqu’un toussa, incommodé par une puanteur de cheveux grillés, mais personne ne moufta. Nul n’en conçut d’ailleurs la moindre sut prise, et plastique et alliage couinèrent contre le cuir quand Shu rengaina son déconnecteur synaptique en affichant un léger dédain.

« Capitaine Rahman, fit Howell, et l’officier d’artillerie se redressa dans son fauteuil.

— Oui, amiral ?

— Procédez à la phase quatre, capitaine. »

La voie des furies
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